Ce billet est tiré d’un (trop) bref exposé sur l’édition scientifique donné à l’Institut Henri Poincaré le 19 avril 2023 dans le cadre d’une journée d’accueil organisée pour les nouveaux chercheurs, maîtres de conférences, et ingénieurs des laboratoires de mathématiques français.
Ressources documentaires. Voici quelques immanquables du quotidien :
- zbMATH.org. Pour la bibliographie, et les profils de revues et de mathématiciens.
- portail.math.cnrs.fr. Pour accéder aux revues sur abonnement et mille autres choses.
- Extension de navigateur Click & Read du CNRS. Pour accéder à la version abonnement ou arXiv de manière transparente sur toute page web (utilise Crossref et Unpaywall).
- Bibliothèque locale. Pour accéder à un lieu de consultation et de travail, et aux conseils documentaires de bibliothécaires. Les bibliothèques de mathématiques françaises font partie du réseau national des bibliothèques de mathématiques (RNBM).
Une grande réussite de la logique de réseau du RNBM est le plan de conservation partagée (PCMath) des périodiques, qui s’appuie sur un catalogue fusionné des périodiques.
L’édition scientifique en bref.
- Enjeux : vérifier, diffuser, archiver, et pérenniser le savoir
- Tout a un coût : gestion éditoriale, diffusion, archivage
- Qui paye quoi ? Modèles économiques : institutions, auteurs, lecteurs
- Mode d’accès pour les auteurs et les lecteurs : le mode d’accès et le type de financement sont étroitement liés, nombreuses possibilités dont les trois suivantes
- Accès par abonnement de l’institution du lecteur. C’est le mode d’accès le plus classique à l’heure actuelle. Malheureusement, bien des chercheurs ne savent pas comment bénéficier correctement de ces abonnements d’un accès contraint, et finissent souvent par utiliser Sci-Hub, pour sa simplicité. Sci-Hub est à l’heure actuelle la manière la plus simple et efficace de bénéficier des abonnements.
- Libre accès diamant ou Diamond Open Access financé par une institution. Ce mode d’accès, qui ne fait pas payer les auteurs ni les lecteurs, peut apparaître comme le plus désirable, mais il ne faut pas perdre de vue qu’il a un coût, typiquement porté par une ou des institutions. En matière d’édition scientifique, la question primordiale reste celle du modèle économique. Pour les chercheurs, le modèle économique est un moyen plutôt qu’une fin, tandis que pour les éditeurs à but lucratif, c’est l’inverse. Certaines sociétés savantes et certaines institutions académiques font partie des éditeurs à but lucratif.
- Libre accès financé par l’auteur via Author Processing Charges (APC). Ce mode d’accès est décrié car il est mis en oeuvre en parallèle de l’abonnement, ce qui fait payer deux fois le monde académique. Il a toutefois le mérite de faire prendre conscience du coût du libre accès (sans préciser les marges des éditeurs).
- Qui possède quoi ? Pour les articles : licences de diffusion et d’usage, cession ou pas des droits; pour les revues : propriété des titres des éditeurs, institutions, des scientifiques.
- Révolution numérique : disparition progressive des versions imprimées, problématique de l’archivage numérique pérenne : partiellement résolu par Numdam et LOCKSS pour les revues en libre accès, mais en situation de grand désordre pour les revues payantes.
- Qui profite de qui ? Elsevier, Springer, Hindawi, EDP-Sciences, PKP, VTeX, SMF, … Le monde de l’édition scientifique comprend des acteurs publics et privés de nature et de taille variées. La puissance de Elsevier et Springer en font aujourd’hui des parasites du système académique, tandis que de plus petits acteurs parfois techniques comme PKP ou VTeX jouent un rôle raisonnable et symbiotique. Les petits éditeurs comme EDP-Sciences et la SMF par exemple sont fragiles, et les plus menacés lors de modifications systémiques y compris celles qui ne visent en théorie que les gros acteurs.
Qui paye pour arXiv et pour HAL ? arXiv est le standard mondial, tandis que HAL est un standard français. HAL est essentiellement financé par des organismes de recherche publics français comme le CNRS, tandis que arXiv est essentiellement financé par des entreprises et organismes nord-américains ainsi que par la fondation de James Simons, un ancien mathématicien de haut niveau qui a fait ensuite fortune dans la haute finance notamment grâce à son fond de placement Renaissance Technologies. Le rôle de l’État dans le monde académique varie d’un pays à l’autre. Le fonctionnement français est assez soviétique, en comparaison du fonctionnement nord-américain, qui fait office de fait de standard mondial. Mais l’histoire montre que l’État américan ne rechigne jamais à être dirigiste quand ses intérêts nationaux sont menacés, tandis que l’État français a tendance à manquer de pugnacité.
Subversion anarchiste : Sci-Hub. Il s’agit de la plus grande rupture de ces dernières années, fondée par Alexandra Elbakyan. Sci-Hub est le rêve concret de tout chercheur : accès en un clic aux versions électroniques des articles par la mise en réseau mondiale des abonnements des bibliothèques. Sci-Hub permet à tous de profiter des abonnements des institutions les plus riches. Sci-Hub est pirate, et subit une guerre juridique permanente des grands éditeurs à but lucratif. Les statistiques mensuelles ci-dessous indiquent que Sci-Hub est massivement utilisé, notamment en France, et n’est pas vraiment un truc d’anarchistes groupusculaires.
Subversion anarchiste : Libgen. Plus ancien que Sci-Hub, il s’agit d’une immense bibliothèque de livres numériques ou numérisés, miroitée à travers le monde. Pirate comme Sci-Hub, elle est l’objet d’une guerre juridique des grands éditeurs à but lucratif. Massivement utilisée par les enseignants, chercheurs, et étudiants, elle est devenue une référence, et certains auteurs n’hésitent pas à y déposer eux-mêmes leurs oeuvres. Libgen hérite de la culture du samizdat de l’ancien bloc soviétique, qui organisait la circulation clandestine d’oeuvres interdites par le pouvoir. Nous sommes passés de la résistance à un totalitarisme politique à la résistance à un totalitarisme marchand. Le numérique, avec sa diffusabilité par réseau mondial et sa copiabilité, est intrinsèquement et profondément anarchiste. Les puissants n’ont de cesse de vouloir le contrôler et le limiter. Avec Sci-Hub et Libgen, le monde académique et de l’édition scientifique vit une contradiction collective majeure, et cela n’est pas près de s’arrêter. La situation fait penser, à certains égards, à celle de la musique électronique du temps de Napster, l’industrie de la musique ayant alors mis des années à s’ajuster aux nouveaux usages numériques.
Un psychotique, c’est quelqu’un qui croit dur comme fer que 2 et 2 font 5, et qui en est pleinement satisfait. Un névrosé, c’est quelqu’un qui sait pertinemment que 2 et 2 font 4, et ça le rend malade ! – Pierre Desproges
Gestion éditoriale. Pour une revue électronique, la gestion éditoriale représente le coût principal. Elle consiste à organiser la réception des soumissions, le processus de relecture par les pairs, la mise aux normes après acceptation, et la diffusion selon les normes en vigueur. La gestion éditoriale repose en grande partie sur le bénévolat des chercheurs, à la fois pour la dimension scientifique, et parfois pour la dimension technique ou secrétariale, ce qui n’est pas souhaitable. La gestion éditoriale est de nos jours le plus souvent menée en s’appuyant sur un logiciel de gestion éditoriale. En mathématiques, les meilleurs logiciels de ce type sont EJMS (de VTeX) et EditFlow (de MSP), qui ne sont pas des logiciels libres. Il est tout à fait remarquable que ces deux logiciels sont développés par de petites entreprises, qui n’ont pas été absorbées par les gros éditeurs comme Elsevier ou Springer (mes contacts me confirment que ce n’est pas faute d’avoir essayé !). Le logiciel libre OJS a le mérite d’être libre et de qualité, mais n’est pas tout à fait au même niveau que EJMS ou EditFlow à l’heure actuelle, et il est bien regrettable qu’aucun acteur majeur de l’édition scientifique en libre accès ne fasse l’effort de le mettre au niveau.
Ruptures et transitions. Quelques évolutions à signaler :
- Loi pour une république numérique. Cette loi de 2016 « vise à favoriser l’ouverture et la circulation des données et du savoir, à garantir un environnement numérique ouvert et respectueux de la vie privée des internautes et à faciliter l’accès des citoyens au numérique ». Grâce à cette loi, les articles de travaux financés à plus de 50% par des fonds publics peuvent être librement diffusés, après une période d’embargo de 6 mois, quel que soit le contrat entre le chercheur et l’éditeur de la revue publiant l’article. Dans les faits, rien de neuf pour les mathématiciens qui déposent systématiquement sur arXiv.
- Épisciences. Initié par le mathématicien Jean-Pierre Demailly. Implémentation du concept séduisant de revues dont les articles sont sur arXiv ou HAL, avec gestion éditoriale labélisante déportée. Le système de gestion éditoriale est spécifique, développé essentiellement par le CCSD du CNRS, tout comme HAL. À l’heure actuelle, Épisciences n’a pas les moyens de fournir une assistance à la gestion éditoriale, qui est donc par défaut assurée par des scientifiques bénévoles, ce qui n’est pas satisfaisant.
- Centre Mersenne. Maison d’édition française autour des mathématiques, soutenue par l’université de Grenoble et le CNRS, imaginée essentiellement par Christoph Sorger en s’inspirant notamment de OpenEdition en sciences humaines et sociales. Elle publie en particulier des revues en libre accès diamant et utilise le logiciel libre de gestion éditoriale OJS. Sa collection comprend les Comptes rendus de l’Académie des Sciences, le Journal de l’École Polytechnique, les Annales de l’Institut Fourier, et les Annales de la Faculté des Sciences de Toulouse. Le Centre Mersenne monte en puissance et succède au plus ancien Centre de diffusion des revues académiques mathématiques (CEDRAM).
- MathOA. Vise à favoriser la migration de revues des éditeurs à but lucratif vers des éditeurs plus vertueux. Ce projet n’a pas vraiment réussi, pour plusieurs raisons. Arrivé peut-être trop tôt, il n’est pas parvenu à rassurer et convaincre les rédacteurs en chefs qui auraient pu oser une migration. Mais l’activisme a fait progresser les esprits.
- Subscribe to Open (S2O). Vise à maintenir suffisamment d’abonnements institutionnels pour couvrir les frais et diffuser en libre accès diamant. Ce système, qui ne nécessite pas de restructurer les flux financiers, est un puissant levier qui a libéré un nombre important de revues scientifiques : SMAI, SMF, EMS, MSP, … Un système légèrement différent pour les livres, le Buy to Open, a été audacieusement mis en place récemment par la SMF. Le risque du S2O est de voir les institutions se désabonner, l’avenir dira à quel point un tel système est viable, ou préférable à celui implémenté par le Centre Mersenne. La pluralité des systèmes n’est pas une mauvaise chose, et reste un moyen plutôt qu’une fin pour accomplir les objectifs de vérification, diffusion, et archivage vertueux du savoir.
- Éditeurs prédateurs. Ils vendent de la fausse valeur scientifique à des universitaires en mal de reconnaissance, sous couvert d’Open Access : articles bidons, comités éditoriaux bidons, évaluations bidons, etc. Parmi les plus célèbres, on trouve MDPI, Frontiers Media, et Hindawi. Leur astuce majeure est de tromper en créant des revues avec des noms valorisants et rassurants, comme Mathematics, Entropy, etc.
En un sens, Sci-Hub est un subscribe to open international mutualisé, majeur, audacieux, pirate. Le subscribe to open légal suit lentement le même chemin, mais la jonction n’est pas évidente. Sci-Hub est le point à l’infini du monde de l’édition scientifique, dans une perspective optimiste.
Exemple : zbMATH versus MathSciNet. Deux soeurs, tenues par des institutions académiques, dont les destins divergent. zbMATH a été libérée en 2021 grâce à l’investissement d’institutions académiques allemandes et de l’european mathematical society (EMS), tandis que MathSciNet continue à être payante et constitue une source de revenus pour l’american mathematical society (AMS). Le monde entier finance les projets scientifiques américains par ce biais là. Cela vous rappelle-t-il quelque chose ? zbMATH est l’héritier lointain du Zentralblatt né en 1931, avec l’aide du patron de Springer. Un paradoxe est que MathSciNet, évolution des Mathematical Reviews, issues de la dérive d’un Zentralblatt gangréné par le nazisme à la fin des années 30, est devenu, près d’un siècle plus tard, un représentant de la marchandisation du savoir, l’arroseur arrosé en quelque sorte, à un siècle d’intervalle. Faut-il se désabonner de MathSciNet pour autant ? Quelques éléments de réflexion pour l’aide à la décision ici, proposés par le RNBM.
Que font les moins de 40 ans ? Beaucoup d’entre eux obtiennent leurs BibTeX sur Google Scholar, n’utilisent pas MathSciNet ou zbMATH, et obtiennent leurs PDF sur arXiv, Sci-Hub, ou Libgen, et trouvent ça très bien. Ce fait social souligne le rôle des usages dans les évolutions. Dans l’univers de la musique, Spotify a plus séduit que les téléchargements pair à pair car il était facile et pratique à utiliser, et ce sont ces usages qui ont changé le paysage.
Comment publier vertueusement ? Quelques questions fréquemment posées :
- Pourquoi s’embêter puisqu’il y a Sci-Hub ?
- Est-il suffisant de déposer tout sur arXiv ?
- Pourquoi ne pas tout faire sur ResarchGate ?
- Liste de revues scientifiques vertueuses ?
- Pourquoi ne pas payer pour libérer les articles ?
Quelques réponses ici.
Un document concret non spécifique aux mathématiques : Passeport pour la science ouverte, Guide pratique à l’usage des doctorants, du comité pour la science ouverte.
Qui suis-je ? Actuellement professeur des universités en mathématiques en France, j’ai, depuis mes débuts, un intérêt marqué, entre autres choses, pour la libre pensée, et pour le logiciel libre, sans en faire une religion. J’ai assuré, pendant plusieurs années, bénévolement, la gestion éditoriale et technique d’une revue électronique internationale pionnière, Electronic Journal of Probability et sa petite soeur Electronic Communications in Probability. J’ai administré des instances du logiciel libre de gestion éditoriale Open Journal Systems (OJS), et collaboré avec PKP et VTeX. J’ai été et suis encore en interaction régulière avec divers acteurs français et internationaux du monde de l’édition scientifique, ouverte ou pas. Je suis enfin l’actuel responsable scientifique du réseau national (français) des bibliothèques de maths (RNBM).
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