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Militantisme

Chaque disparition de célébrité est l’occasion de prendre le temps d’une redécouverte. L’interview ci-dessus de Claire Brétecher (1940 – 2020) est éclairante. On y apprend (2:22), entre autres choses, qu’à titre personnel, elle n’appréciait guère le militantisme, trop pur et dur à son goût, avec sa vérité dogmatique et exclusive. Je suis plutôt de cet avis, depuis l’adolescence, et c’est pour moi un plaisir d’identifier une sœur de pensée ! Cela ne m’a pas empêché de mener des activités engagées, par exemple en faveur des logiciels libres. Ces engagements m’ont fait souvent côtoyer des camarades dont le militantisme était trop religieux à mon goût. Il y a, en toutes choses intellectuelles, une voie faite d’esthétique de l’absolu, qui met en avant une vérité, la vérité, une statique définitive que je trouve au bout du compte mortifère. Je lui préfère la dynamique de la dialectique permanente, bien vivante. Mais la dynamique n’est-elle pas qu’une réinvention perpétuelle de la statique, une statique de seconde espèce en quelque sorte ? En matière de rapport à l’absolu, les mathématiques sont intéressantes : certains mathématiciens pensent découvrir des vérités définitives, pures et dures, pour l’éternité, et ne font bien souvent qu’accomplir une œuvre humaine, imparfaite, datée, éphémère. C’est le cas par exemple, dans une certaine mesure, pour Nicolas Bourbaki, même si la situation est plus nuancée. Malgré tout, le bouillonnement de l’histoire fait surnager des bribes d’éternité, en mouvement.

L’affrontement des contraires a toujours lieu quelque part, entre groupes sociaux, entre individus, ou à l’intérieur de chaque esprit. Cela semble être une affaire de lieu et de jeu, et le choix de la posture individuelle pose toujours question dans le contexte théâtral de la confrontation. Cela peut conduire par exemple à défendre le plus faible du moment, à condition d’être plus avocat que procureur dans l’âme, et sans perdre de vue qu’il ne vaut pas plus que le plus fort. Cela renvoie aussi bien à un absurde existentialiste qu’à la pensée d’un Emil Cioran (1911 – 1995).

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À propos du féminisme abordé dans l’interview ci-dessus, voici une interview d’une grande idéologue,  Simone de Beauvoir (1908 – 1986), très affirmative, voire radicale, mais d’un niveau intellectuel inégalé, tant sur le plan de la clarté que de la profondeur. Le militantisme y est abordé. Le décalage de génération est sensible entre Brétecher et de Beauvoir. En un sens, l’œuvre de Brétecher est une déconstruction savoureuse de la sociologie et de la psychologie d’une certaine classe moyenne de gauche inspirée notamment par de Beauvoir.

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Préférer la dynamique à la statique, c’est par exemple mettre en avant la liberté intellectuelle de tout repenser, de tout déconstruire, y compris le nouvel ordre social, lui-même issu d’une construction sur la déconstruction d’un ordre ancien. Aux tenants d’un ordre, on peut opposer une déconstruction, et aux tenants d’un désordre, une construction. Une anarchie de seconde espèce. On peut toujours souligner les contradictions des donneurs de leçons, à commencer par les siennes. Cette attitude peut conduire à une posture détachée, distanciée par rapport au jeu social. D’autre part cela peut évoquer certains aspects de la pensée de Pierre-Joseph Proudhon (1809 – 1865), ainsi que son interaction avec Karl Marx (1818 – 1883).

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« Peu à peu, j’ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les États ni les classes ni les partis, mais qu’elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l’humanité. »

Alexandre Soljenitsyne – L’Archipel du Goulag (1973).

« On dit que le pouce opposable est ce qui différencie le plus nettement l’homme du singe. Il faut joindre à cette propriété cette autre que nous avons, de nous diviser contre nous-mêmes, notre faculté de produire de l’antagonisme intérieur. Nous avons l’âme opposable. Peut-être le JE et le ME de nos expressions réfléchies sont-ils comme le pouce et l’index de je ne sais quelle main de … Psyché. Alors les mots comprendre ou saisir s’expliqueraient assez bien. »

Paul ValéryMauvaises Pensées et autres (1942).

Connexe.

2 Comments

  1. Djalil Chafaï 2020-02-21

    Oui, tu as raison, j’ai forcé le trait, mais le trait existe bien… J’ai malgré tout modifié le billet pour nuancer.

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