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Coût des publications : propositions concrètes

Gauss

Résumé. Les revues de mathématiques françaises peuvent-elles adopter le modèle Open Access Diamond, gratuit à la fois pour les auteurs et pour les lecteurs ? Oui, et cet objectif peut parfaitement être atteint, avec des éditeurs publics ou privés, grâce à une baisse des coûts et à de nouveaux circuits de l’argent.

Mots-clés. Coût des publications; gratuité; électronique; circuit de l’argent.

Texte. Le problème du coût des publications, à la fois international et pluridisciplinaire, est difficile à résoudre au seul niveau de la France ou des mathématiques. Néanmoins, il est parfaitement possible, dès maintenant, de changer le modèle utilisé par les revues de mathématiques françaises. Nous avons là une opportunité exceptionnelle pour donner l’exemple à l’échelle européenne et mondiale. Les mathématiques françaises sont fortes et structurées, et bénéficient d’institutions puissantes. Nous pouvons, si nous le souhaitons, faire preuve d’audace et choisir notre avenir.

Ce texte part du constat qu’en matière de publication scientifique, le temps est décidément à l’électronique, et aborde le problème suivant: comment faire vivre de manière durable des revues mathématiques françaises purement électroniques, de bonne qualité, d’accès gratuit à la fois pour auteurs et lecteurs?

Plusieurs solutions ont été proposées à ce problème. Deux exemples concrets ont été présentés récemment dans la Gazette: Electronic Journal of Probability (EJP) dans [C] et Journal de l’École Polytechnique (JEP) dans [S]. L’analyse de ces deux exemples révèle à quel point les coûts et la quantité des tâches à accomplir peuvent être réduits de manière drastique, grâce notamment au passage au tout électronique, à l’utilisation d’un logiciel de gestion éditoriale, à l’absence de secrétariat, à l’absence de gestion d’abonnements, mais aussi grâce au soutien d’organisations dont c’est en partie la mission comme le CNRS(Mathrice), le Centre de diffusion de revues académiques mathématiques (CEDRAM), Public Knowledge Project (PKP), etc.

Les solutions du type EJP ou JEP sont cependant critiquées ici et là. Elles seraient difficilement généralisables car elles reposent de manière cruciale sur un bénévolat informatique assuré par un mathématicien «geek» sur son temps libre. Même si ce sont les auteurs qui adaptent leur article au format LaTeX de la revue, il reste toute l’ingénierie autour des meta-données notamment, effectuée par un mathématicien bénévole. Ce sont les fameux «coûts cachés», qui seraient couverts précisément par les abonnements dans le modèle traditionnel. La critique est fondée. Certains rétorquent que les comités éditoriaux reposent eux aussi de manière cruciale sur un bénévolat assuré par des mathématiciens sur leur temps libre. Cependant, ce travail éditorial est plus naturel pour les mathématiciens. Il serait certainement idéal que le travail informatique indispensable soit accompli par un professionnel de ce genre de choses.

Soulignons qu’aujourd’hui, la plupart des revues de mathématiques sont électroniques, et que celles qui n’utilisent pas de logiciel de gestion éditoriale sont de plus en plus rares. La spécificité des revues comme EJP ou JEP est d’être purement électroniques, d’accès gratuit pour auteurs et lecteurs, et de fonctionner avec un budget très limité, sans secrétariat. Leur prestige leur permettrait sans doute de monter en gamme de luxe, en sollicitant une institution généreuse et bienveillante. Cependant, il nous faut souligner également que le logiciel de gestion éditoriale utilisé vaut vraiment mieux qu’un secrétariat trop ordinaire. Il reste surtout à trouver comment faire pour susciter ou remplacer le bénévolat «geek». En fait, ce ne sont pas les moyens techniques ou financiers qui manquent, mais plutôt les solutions clé en main pour les comités éditoriaux. Voici quelques pistes.

Rôle du CNRS. Le CNRS a une mission nationale, et des services efficaces comme Mathrice et le Centre pour la Communication Scientifique Directe (CCSD). Il s’agit là d’une richesse rare et remarquable dont nous devons tirer partie. Le CNRS via l’INSMI et la Cellule de coordination documentaire nationale pour les maths (MathDoc), pourrait mettre en place progressivement une plate-forme nationale pour les revues électroniques française de mathématiques. Cela aurait l’avantage d’être mutualisé et professionnel, et pourrait se faire en cohérence avec le Centre de diffusion de revues académiques mathématiques (CEDRAM), ainsi qu’avec les organismes d’archivage comme Numdam, et d’archivage pérenne comme le Centre Informatique National de l’Enseignement Supérieur CINES. Cela reviendrait en quelque sorte à mettre en place des presses électroniques nationales. Cela serait compatible avec le développement du projet Episciences.org : une revue électronique hébergée par la plate-forme du CNRS pourraient devenir, si elle le souhaite, une épirevue. L’offre de service aux revues de la plate-forme pourrait aller du simple hébergement comme pour JEP, à la prise en charge intégrale.

Rôle des sociétés savantes. Les sociétés savantes pourraient impulser un changement en phase avec les grands mouvements à l’échelle européenne (La commission européenne a décidé que l’OpenAccess devait s’imposer avant 2020) en déclarant par exemple qu’à l’horizon 2016, toutes les revues de mathématiques françaises doivent passer au tout électronique à accès gratuit pour auteurs et lecteurs.

Rôle des établissements. Un certain nombre de revues françaises sont naturellement associées à un établissement éponyme: Journal de l’École Polytechnique, Annales de l’ÉNS, Annales de l’Institut Fourier, etc. En devenant purement électroniques et libres d’accès pour auteurs et lecteurs, elles simplifieraient leur mode de fonctionnement, baisseraient leur prix de revient, et pourraient se tourner vers leur établissement pour obtenir un soutien, ainsi que vers le CNRS (cf. ci-dessus). Par ailleurs, il est bien connu qu’un mathématicien enseignant-chercheur effectuant une tâche administrative importante bénéficie en général d’une décharge de service d’enseignement. Pourquoi ne pas utiliser ce mécanisme pour soutenir un mathématicien «geek» enseignant-chercheur qui souhaite effectuer le travail informatique nécessaire au fonctionnement d’une revue électronique ? Un établissement suffisamment doté peut alternativement soutenir une revue en affectant (à temps partiel) un professionnel de l’informatique à la gestion technique de la revue électronique. Curieusement, beaucoup de revues françaises ont bénéficié ou bénéficient encore de moyens humains non négligeables, dont l’énergie est absorbée en partie par un mode de fonctionnement obsolète, incluant gestion d’une version papier et abonnements.

Rôle des fondations. Des fondations richement dotées ont fait leur apparition dans le paysage mathématique français ces dernières années, comme par exemple la Fondation des Sciences Mathématiques de Paris (FSMP), et la Fondation Mathématique Jacques Hadamard (FMJH). Elles pourraient naturellement contribuer à soutenir des revues purement électroniques d’accès gratuit pour auteurs et lecteurs. La FMJH s’est par exemple déjà engagée à soutenir JEP si nécessaire.

Cas des comptes rendus de l’Académie des Sciences. Il faut payer (cher) un abonnement pour consulter électroniquement les notes aux comptes rendus de l’Académie des Sciences (CRAS). Cette publication française est éditée par Elsevier. Les CRAS, au moins pour les mathématiques, pourraient devenir, disons avant 2016, purement électroniques, d’accès gratuit pour auteurs et lecteurs, en faisant appel éventuellement au CNRS et aux fondations (cf. ci-dessus) si l’Académie n’en a pas les moyens. Une telle conversion serait symboliquement importante.

Cas des annales de l’Institut Henri Poincaré. La revue Annales de l’Institut Poincaré série A (Physique Mathématique & Théorique) est éditée par Birkhäuser, tandis que la série C (Analyse Non Linéaire) est éditée par Elsevier. La série B (Probabilités et Statistique) est passée récemment de Elsevier à Institut of Mathematical Statistics (IMS), une institution des USA à but non lucratif, qui soutient de nombreuses autres revues (dont EJP). Les comités éditoriaux de ces trois revues n’ont semble-t-il pas de solution clé en main à la française. Ces trois revues pourraient passer avant 2016 au tout électronique, à accès gratuit pour auteurs et lecteurs. Cela simplifierait leur gestion et baisserait leur prix de revient. Elles pourraient se tourner vers le CNRS (cf. ci-dessus). Alternativement, elles pourraient mettre en place une solution spécifique à l’IHP avec le soutien financier éventuel des fondations parisiennes (cf. ci-dessus). L’IHP est une institution dont la mission est nationale mais qui est très soutenue par les établissement parisiens, et il n’est pas choquant que les riches payent pour le bien de la nation.

Revues des sociétés savantes. La transformation des revues de la SMF et de la SMAI avant 2016 en revues purement électroniques à accès gratuit pour auteurs et lecteurs est plus délicate en raison des salariés hors CNRS employés par ces sociétés savantes. Ici encore, cette transformation simplifie la gestion et diminue considérablement le prix de revient. La sauvegarde des emplois pourrait se faire par une subvention du CNRS, ou par le versement volontaire d’une contribution par les bibliothèques. Une autre solution consisterait à faire parrainer chaque revue par un établissement particulier. Mais la solution la plus audacieuse, évoquée plus loin, serait sans doute la création d’une fondation pour changer le circuit de l’argent. Dans tous les cas, en Europe, le passage à un OpenAccess est obligatoire à l’horizon 2020, et les mathématiciens ne veulent pas du système auteur-payeur. Il faudra donc bien se restructurer peu ou prou.

Autres revues françaises. L’algorithme serait toujours le même: avant 2016, devenir purement électronique d’accès gratuit pour auteurs et lecteurs. Se tourner vers la plate-forme nationale du CNRS (cf. ci-dessus), et éventuellement vers une institution ou un établissement naturellement associé pour obtenir un soutien. La situation est parfois délicate, comme par exemple pour les Annales de l’Institut Fourier, gérées par une association, qui a mis en place de nombreux échanges avec d’autres revues pour garnir la bibliothèque de l’Institut Fourier. Néanmoins, dans tous les cas, en Europe, le passage à un OpenAccess est obligatoire à l’horizon 2020.

Facture des abonnements. Le changement de modèle des revues de mathématiques françaises proposé ci-dessus est ambitieux mais n’affecte pas (directement) le modèle des revues hors de France. En particulier, cela ne résout pas vraiment le problème des dépenses des bibliothèques de mathématiques françaises pour leurs abonnements. Cela dépasse le cadre français et les seules mathématiques. Cependant, une audace des mathématiques françaises pourrait inciter les européens à opter avant 2020 pour une alternative au système auteur-payeur.

Changer le circuit de l’argent. Les abonnements des revues traditionnelles sont payés par les lecteurs via leur institution. Pour être compatible avec la gratuité pour auteurs et lecteurs, il suffirait que ces institutions versent directement dans un fond commun géré par une fondation, qui financerait directement le fonctionnement des revues. Cela n’empêcherait pas les revues de sous-traiter le travail informatique à des éditeurs classiques si elles le souhaitent. Dans un tel système par fondation, ce ne sont plus les lecteurs ni les auteurs qui payent, mais plutôt les institutions, qui du reste payent depuis toujours les abonnements! Cette solution a plusieurs avantages:

  • elle est compatible avec les solutions déjà évoquées dans ce texte;
  • elle mutualise les moyens, et permet par exemple à des organismes riches de payer plus et à des organismes pauvres de payer moins. C’est une solution de ce type qui permet le financement durable de arXiv.org ;
  • elle protège les publications fragiles et maximise la diffusion de la science;
  • elle reste compatible avec les éditeurs à but lucratif, qui peuvent être financés par le fond à condition d’être en accès gratuit pour auteurs et lecteurs;
  • elle est compatible avec l’organisation des publications des sociétés savantes (nul besoin de licencier, mais peut-être de réorganiser et de mutualiser);
  • elle est compatible avec un système du même type pour d’autres disciplines, à l’échelle française, européenne ou mondiale;
  • elle est compatible avec le projet Episciences.org;
  • elle est compatible avec l’existence de divers degrés de luxe des revues, en fonction de leur prestige par exemple, et n’impose pas forcément le bas coût de EJP et de JEP (qui du reste pourraient monter en gamme de luxe!);
  • elle redonne le pouvoir aux scientifiques dans le monde de l’édition;
  • elle respecte le métier des éditeurs, en le finançant autrement;
  • elle ne change que la destination du flux financier sortant des organismes, et n’impose que la gratuité pour auteurs et lecteurs;
  • elle est compatible avec les multiples revues existantes, à condition de ne financer que la partie électronique. Si certains organismes tiennent absolument à une version papier, la revue peut très bien la leur vendre si elle le souhaite. Réciproquement, si une revue veut absolument produire du papier, elle peut toujours rechercher des organismes qui seraient prêts à se l’offrir.

Une telle fondation pourrait être reconnue d’utilité publique, et pourrait être administrée par des représentants des sociétés savantes, des organismes, des universités, etc. La mise en place pourrait être graduelle, avec une montée en puissance sur plusieurs années, sans grande révolution précipitée. Pourquoi ne pas tenter l’expérience ? Il ne tient qu’aux sociétés savantes de faire preuve d’audace en la matière. L’avenir nous dira si un tel système peut voir le jour, peut-être à l’échelle européenne. Ce mode de fonctionnement est déjà celui de arXiv.org à l’heure actuelle, avec la participation d’institutions du monde entier, y compris françaises.

Mot de la fin. La situation de l’écosystème des publications mathématiques françaises contraste avec l’organisation et la détermination des éditeurs à but lucratif, qui n’ont même pas besoin de diviser pour régner. Il est urgent pour notre communauté de se hisser à la hauteur des enjeux. Attendre que le système change pour s’y adapter est la meilleure manière de ne pas choisir son avenir.

Post-scriptum. Ce texte n’aborde pas certains problèmes importants liés aux publications, comme le problème de l’archivage, et le problème du droit d’auteur par exemple. Certains aspects de ces problèmes sont abordés dans [C], [P], et [S].

Références.

Note. Ce texte est disponible au format PDF. Il a été soumis pour publication à Matapli et à la Gazette des mathématiciens. L’auteur remercie Jean Dolbeault, Maria Esteban, Arnaud Guillin, Michel Ledoux, Claude Sabbah, et Christoph Sorger pour leurs commentaires sur des versions préliminaires.

2 Comments

  1. Bar-Hen 2013-11-05

    Salut,
    Merci pour ce joli billet. Pour compléter je crois me souvenir que l’IMS passe par une société (http://www.vtex.lt/en/) qui facture environ 3000 euros pour l’ensemble du travail de publications (inclus donc l’archivage et le référencement) pour une revue à peu près normal (du genre 4 numéros par an)
    Amitiés
    Avner

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