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Triangles

Escher triangle

Chaque mathématicien a une manière bien à lui de concevoir son positionnement scientifique. Dans mon cas, il me semble souvent pertinent de penser à deux triangles, un grand et un petit. Le grand triangle étant Mathématique-Informatique-Physique, et le petit Analyse-Probabilités-Statistique. Le petit triangle, plus personnel, voyage dans le paysage du grand. Ici le mot Physique est à prendre au sens ancien et large, c’est-à-dire tout ce qui est mathématisation du monde réel. Cela englobe notamment une bonne part de la physique au sens moderne, des bio-mathématiques, de l’économétrie, de la finance mathématique, etc. Il y a de ce point de vue, par exemple, une Physique des marchés financiers, une Physique des marchés immobiliers, mais aussi une Physique de l’évolution des espèces vivantes. Toujours dans le grand triangle, il faut comprendre Informatique comme tout ce qui a trait aux machines et aux algorithmes. Cela englobe une bonne part des mathématiques finies constructives notamment, mais pas seulement. Enfin le sommet Mathématique du grand triangle correspond essentiellement aux mathématiques pour elles-mêmes, déconnectées du monde réel et des algorithmes, celles qui ne plaisent pas beaucoup à Vladimir Arnold.

De ce point de vue, la plupart des collègues mathématiciens que j’ai côtoyés ont aussi leur petit polygone personnel, parfois triangulaire, qui voyage dans le grand triangle, ou qui ne voyage pas, selon les goûts. Le coin informatique du grand triangle ne plaît pas à tout le monde. Je connais par exemple des analystes et des probabilistes qui disent ne s’intéresser qu’aux mathématiques liées à une physique. Les plus convaincus habitent sans doute dans le segment Mathématique-Physique. D’autres au contraire apprécient par exemple les algorithmes d’optimisation et ont typiquement une proximité avec le sommet Informatique, mais sont parfois très peu excités par le sommet Physique. Au delà des mathématiciens, il y a par ailleurs des physiciens extraordinaires, très à l’aise dans le grand triangle, bien que s’ennuyant fermement près du sommet Mathématique, et pour qui les concepts sont plus importants que les techniques. Pour résoudre un problème d’optimisation combinatoire par exemple, on peut mettre en œuvre un algorithme dont on étudie la dynamique comme s’il s’agissait d’un phénomène physique. L’algorithme est parfois même directement inspiré de la physique, comme le recuit simulé. Il y a une physique des algorithmes et une physique computationnelle, peuplant le segment Informatique-Physique.

Il est possible d’adopter un point de vue graphique, tout aussi plaisant.

Les sommets Physique et Informatique du grand triangle sont en fait liés à l’expérience concrète, tandis que le sommet Mathématique est lié à l’abstrait déductif. Le grand mathématicien Vladimir Arnold défendait les mathématiques expérimentales (vidéo superbe à visionner jusqu’au bout dans tous ses détails !). Il raillait – judicieusement mais avec excès ! – les excès d’abstraction déductiviste cartésienne de l’enseignement des mathématiques en France, symbolisés par Nicolas Bourbaki et Jean Dieudonné. Bien que très ancienne, cette opposition, liée philosophiquement au platonisme, traverse avec force et fracas le vingtième siècle mathématique. Elle ne correspond pas tout à fait à l’opposition faite entre mathématiques pures et appliquées. Le grand mathématicien Paul Halmos aimait dire à ce sujet que les mathématiques sont fracturées en deux parties : la mathophysique et la mathologie. Au delà des sectarismes, une forme de dépassement de cette opposition est bien visible chez de grands mathématiciens contemporains comme Terence Tao par exemple. Il n’y a pas de manière canonique de concevoir les mathématiques. À notre jeunesse, il faut sans doute proposer un enseignement à la fois déductif et expérimental pour séduire tous les esprits. L’abstraction déductiviste permet de mettre en valeur des concepts universels dans diverses expériences physiques concrètes. Ce sont les excès qui posent problème. Le reste n’est que richesse de la pensée. La force des mathématiques réside dans cette cohérence surprenante entre mathologie et mathophysique, qui dépasse les mathématiciens !

Vladimir Arnold disait que dans l’école française de mathématiques, il est bon d’énoncer un résultat dans la généralité maximale où il reste valable, tandis que dans l’école russe, il est bon d’énoncer un résultat dans la généralité minimale dans laquelle il reste intéressant. Bien évidemment, les deux visions sont excitantes et fécondes. Elles constituent les deux jambes avec lesquelles les mathématiques marchent (et trébuchent parfois) !

À propos de triangles, de pensées, et de mathématiques, il est tout naturel de signaler l’existence d’un livre intéressant intitulé Triangles de pensée, par Alain Connes, André Lichnerowicz, et Marcel-Paul Schutzenberger, publié en 2000 chez Odile Chacob.

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