La plupart des établissements d’enseignement supérieur français du secteur public font face depuis quelques années à des dépenses de plus en plus importantes, liées notamment au vieillissement de leurs salariés, à l’accroissement de leur autonomie, ou à la réforme de la taxe d’apprentissage. Comme l’État ne s’engage pas plus, et ne le fera sans doute pas de si tôt, ces établissements sont conduits inexorablement à rechercher des sources de refinancement, notamment en augmentant les frais de scolarité acquittés par les étudiants. En la matière, l’université Paris-Dauphine ne fait pas exception. C’est dans ce contexte que le département LSO de Paris-Dauphine s’apprête à suivre l’exemple de Sciences Po : faire payer les riches en modulant le montant des frais de scolarité en fonction des revenus des parents. La mise en place de la modulation est délicate, et doit tenir compte de la composition des familles, des cas spéciaux des étudiants venus de l’étranger, etc. Tout comme les classes préparatoires, et contrairement à la plupart des universités françaises, Paris-Dauphine accueille beaucoup d’étudiants issus de familles aisées, qui payent les mêmes frais de scolarité que leurs camarades issus de familles moins aisées (exception faite des boursiers, exonérés de frais de scolarité). Du côté des mathématiques et de l’informatique, le département MIDO de Paris-Dauphine est en pleine réflexion sur cette question particulièrement épineuse. Les conditions de travail généreuses dont bénéficient les enseignants-chercheurs pourraient être à ce prix. Certains craignent explicitement une plus grande pression sur les classes moyennes.
La modulation fait peur car elle correspond symboliquement à un changement de paradigme, à une forme d’abandon de l’État providence, à une porte ouverte sur des excès à l’américaine. Cette crainte conduit à une ligne de fracture politique, au parfum d’absolu à gauche, et aux senteurs de dérégulations à droite. Quoi qu’il en soit, les frais de scolarité augmentent discrètement ici et là, et sont à l’heure actuelle plus de dix fois plus élevés dans les (très) grandes écoles d’ingénieurs que dans les universités ! Ces frais de scolarité des établissements français restent néanmoins la plupart du temps dérisoires par rapport aux niveaux des salaires de première embauche.
En France, le vrai marché de l’éducation n’est pas celui des frais de scolarité, mais plutôt celui de la valeur socio-économique des diplômes et donc du prestige des établissements. À Paris-Dauphine, les étudiants viennent chercher un label qui leur garantira une carrière intéressante. Tant qu’ils pourront s’offrir ce label, il le feront, et s’ils peuvent s’offrir un meilleur label ailleurs, il le feront aussi. La faible ampleur de la modulation des frais de scolarité ne change rien à cet état de fait, d’autant plus que les étudiants issus des milieux les moins favorisés ne sont pas impactés. Ce thème des frais de scolarité est décidément passionnant, et donne envie de relire Pierre Bourdieu et ses détracteurs.
Des collègues m’ont demandé de préciser mon opinion personnelle sur la question. Dans la société idéale dont je rêve, la santé et l’éducation sont gratuites, sont financées par des impôts collectés par l’état, et ces impôts sont progressifs et redistributifs. Malheureusement la réalité est différente. Nous traversons une époque dans laquelle l’éducation nécessite plus de moyens tandis que l’état ne s’engage pas d’avantage. La question est donc de savoir comment s’organiser en attendant le retour éventuel de l’état (si si c’est possible !). L’instauration de frais de scolarité progressifs basés sur les revenus est une solution socialement juste, qu’on peut préférer à la réforme libérale adoptée en Grande Bretagne, mais qui fait prendre le risque de possibles dérives. On peut alternativement opter pour la posture de la résistance et du statu quo, quitte à détériorer les conditions de travail des enseignants-chercheurs et les conditions d’étude des étudiants. Charybde et Scylla ! L’idéal bien à l’esprit, peut-on dire que d’une certaine manière, en terme d’abandon de la quasi-gratuité, les frais de scolarité progressifs sont à l’éducation ce que les mutuelles sont à la santé ?
D’autres points de vue sont éclairants. Sur le plan sociologique, on peut considérer que l’enjeu financier est factice, et que le département LSO de Dauphine veut surtout ressembler autant que possible au dominant de son secteur : Sciences Po. Sur le plan politique, on peut considérer que le système actuel des frais de scolarité identiques pour tout le monde est une égalité « de droite », et on peut lui préférer une égalité « de gauche » consistant à supprimer tout simplement les frais de scolarité, ou alors à les moduler en fonction des revenus.
À lire : De l’inégalité en Amérique sur le blog de Thomas Piketty, 18 février 2016.