Ce texte de Bernard Beauzamy, intitulé Souvenirs d’un évalué médiocre, est paru dans La Recherche 226 (1991) 1432–1433. C’est mon collègue Alain Pajor qui me l’a mis sous les yeux, un jour de grand rangement. Du même auteur, on pourra également lire Souvenirs d’un invité lamentable, 169 (1985) 1100–1101 et Souvenirs d’un mathématicien écologiste, 306 (1998) 117–118. By the same author, but in English, you may also read Real Life Mathematics, Irish Math. Soc. Bulletin 48 (2002) 43–46. Beauzamy presents himself as follows: “I grew up in pure mathematics: after a Ph.D. under the supervision of Laurent Schwartz in 1976, I worked in functional analysis (geometry of Banach spaces, Operator Theory, polynomials). I was appointed as Professor at the University of Lyon (France) in 1979 and, during many years, like most mathematicians, I managed to conciliate research, teaching duties and Ph.D. supervision (altogether, I directed 23 theses). But, in 1995, I decided to leave my Professor position at the University and to start a company, named “Société de Calcul Mathématique, SA” (in short, SCM).”
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Castigat ridendo mores !
Le métier de mathématicien, qu’on l’exerce bien ou mal, offre matière à de nombreuses évaluations. Chacun de nous est souvent prié de donner son avis sur d’autres, ce qui est plaisant et procure un agréable sentiment d’importance, et les autres de donner leur avis sur nous, ce qui est plus inquiétant.
Un soir, vers 21h, le téléphone sonne. « Salut, c’est Machin. Dis-donc, j’ai trois candidats à classer sur un poste de prof de troisième zone à l’Université d’Auvergne maritime. Est-ce que tu peux m’aider ? Tu peux me dire ce que tu penses de X, Y, et Z ? Ils sont en Géométrie des Banach. C’est bien ta specialité, non ? »
Ainsi mis en cause, je peux difficilement m’esquiver. Je pourrais arguer que j’ai quitté cette spécialité en 1980, que de nouvelles têtes ont pu apparaître (c’est peu probable), des résultats nouveaux être démontrés (c’est presque impossible), mais c’est inutile : mon interlocuteur veut un avis.
Le choix parait délicat. X et Z ont à peu prés mon âge, et Y est un peu plus jeune et a été mon élève ; j’ai vu le nom de X associé à quelques publications, que je n’ai évidemment pas lues, et P., de l’Académie des Sciences de Pologne, m’a dit beaucoup de bien de lui lorsqu’il est venu dîner chez moi ; il est vrai que X est son élève.
Vaincu, j’explique que X a une bonne réputation scientifique et une grande originalité de pensée, qu’il travaille “dans les méthodes volumiques et probabilistes dans les espaces de dimension finie”, précision qui comble d’aise mon correspondant et lui montre qu’il est tombé sur le véritable spécialiste, froid et objectif, dont il avait besoin. J’omets d’ajouter que si j’ai moi-même quitté la Géométrie des Espaces de Banach, c’est précisément parce qu’elle s’orientait dans cette direction, que je juge oiseuse et artificielle. Il ne faut pas tout mélanger.
Qu’importent, du reste, ces pauvres considérations ? Ni X, ni Y, ni Z n’auront le poste. Parmi Les candidats, il y en a un qui représente les Équations aux Derivées Partielles, et qui donc bénéficiera de l’appui de ce puissant groupe d’influence.
La semaine passée, j’ai reçu un article sur lequel on me priait de donner mon avis. Était-il digne de publication dans le prestigieux Journal of Functional Analysis ? J’étais bien entendu libre de mon opinion, mais l’éditeur joignait une longue lettre, dans laquelle il expliquait que le journal avait beaucoup d’articles en attente, qu’il fallait être strict quant au niveau, que cet auteur avait déjà publié un article sur ce sujet (article qui était joint, ainsi que le rapport écrit à son propos). Bref on sentait que, s’il l’avait osé, il aurait dessiné une petite case, et écrit : « Si Vous voulez que l’article soit refusé, mettez une croix dans la case. Sinon, faites un rapport ».
Mes propres articles n’échappent pas au processus. Il y a deux ou trois ans, j’avais adressé un manuscrit à une revue suédoise, Acta Mathematica. L’éditeur de l’époque, Lars Hörmander, m’a répondu fort aimablement qu’il regrettait de ne pouvoir le publier, parce que la revue avait accepté un autre article de théorie des opérateurs l’année précédente. J’ai répondu, presqu’aussi aimablement, que Acta Mathematica publiait à longueur d’année des résultats sur les fonctions analytiques, et ne se sentait pas, en ce domaine, tenu a des quotas. Par ailleurs, ajouté-je, je n’étais nullement pressé : il pouvait différer la publication à l’année suivante. L’humanité, en effet, avait attendu pendant 500 000 ans mes résultats sur les orbites des opérateurs, et pouvait probablement attendre une année de plus. Elle ne témoignait du reste aucune impatience.
À l’inverse, il y a des referee très rapides. Je me souviens avoir envoyé à une revue polonaise un article qui était peut-être un peu technique, mais certainement très intéressant. Moins d’un mois après, je reçois un petit mot de l’éditeur : « cher Prof. Beauzamy, dans votre article, en p. 1, vous devriez écrire deg P plutôt que d° P ». Je réponds suavement : « cher Prof. P., je vous remercie beaucoup pour votre remarque j’attendrai le rapport du referee pour faire l’ensemble des modifications qu’il demandera; j’y inclurai celle-ci ». On me répond aussitôt : « C’était le rapport du referee ». J’ai compris que je n’avais plus guère de lecteurs, et qu’il était temps de changer de sujet.
Le choix du sujet de travail est un art difficile, non point du fait de la difficulté intrinsèque des problèmes qui s’y posent, mais en fonction de l’attitude de la communauté mathématique. Si le sujet est difficile et technique, vous en serez l’unique spécialiste, on vous laissera en paix mais on vous isolera d’un coup de « c’est bien beau, mais a quoi cela peut-il servir ? », et si le sujet est simple et utilisable, on le considérera comme évident et on le méprisera. On a le choix entre l’isolement et le mépris, étant entendu que certains individus particulièrement doués parviennent a obtenir les deux.
Il y a quelques années, j’ai lu dans le Mathematical Intelligencer une interview de Sir Michael Atiyah, dans lequel il déclarait sans précautions excessives que certains théorèmes sur les séries de Fourier, quoique bien difficiles, étaient d’une faible utilité. J’étais en Suède à l’époque, et Lennart Carleson n’était pas très content. Il devait cependant avoir quelques amis puisque, peu de temps après, l’Union Mathématique Internationale lui a décerné une médaille pour l’importance et les conséquences de ses travaux sur les dites séries. Comme dit un proverbe tibétain : « Autant de moines, autant de religions ».
Chez Koestler ou chez Sartre, on voit des militants sacrifiés à leur engagement, lorsque le parti change de politique. Il en va de même chez nous : tel domaine, qui était considéré comme noble à l’époque où tel mandarin était au faîte de sa gloire, est soudain méprisé lorsqu’il quitte la scène ; ses élèves sont frappés d’ostracisme. Le domaine revient-il à la mode, porté sur les vagues de l’informatique ? Il se crée de nouveaux spécialistes ; les précédents restent enterrés. Une bonne réputation est difficile à acquérir, une mauvaise difficile à perdre.
Invité-je chez moi un mathematicien roumain ? Je ne puis échapper à une classification complète, linéaire, de tous les mathématiciens roumains, y compris les émigrés, les élèves et leurs descendants. Reçois-je un indien ? Il ne manquera pas de m’expliquer que l’équipe du Tata Institute est la plus forte, mais qu’ils ont un peu baissé ces derniers temps. Israël jouit d’une place enviable, même parmi les petits pays à fort potentiel scientifique. Si nous déjeunons en compagnie d’un de leurs ressortissants dans l’un de ces charmants petits restaurants qui fleurissent aux alentours de Jussieu, nous aurons à débattre de l’épineuse question : « à qui, de X ou de Y, convenait-il d’accorder la chaire vacante à Jerusalem ? » En Suède, on discutera sans doute autour de moi d’une question semblable, en ajoutant cette petite note de délicatesse : nul ne se soucie vraiment de mon opinion.
Il est difficile de vivre en toute sérénité dans une atmosphère où l’évaluation est partout présente. Une équipe d’analyse fonctionnelle, célèbre par la haute qualité de ses résultats, était renommée pour son exigence et son sens aigu de la distinction des élites. Pour trouver grâce aux yeux de ses directeurs, il fallait non seulement discerner presque instantanément quelque merveilleuse propriété du troisième dual de l’espace de Tzirelson, mais encore être capable de démontrer que cette propriété était la meilleure possible, que tous les espaces qui la possédaient étaient peu ou prou isomorphes à ce troisième dual, sauf un qui l’était à son carré. En échange de ces menus travaux, les directeurs offraient leur considération, à titre temporaire – il faut être prudent. Lorsque l’informatique arriva, il ne se trouva bientôt plus personne pour se livrer à d’aussi grandioses méditations.
L’évaluation des travaux de chacun est chose nécessaire, dans des situations précises : promotions, candidatures, publications, etc ; je ne fais nullement l’apologie d’un égalitarisme que je réprouve. Mais une évaluation permanente, indiscrète, larvée, devient insupportable. Je n’ai ni besoin ni envie d’apprendre de M. que X. n’est pas aussi bon mathématicien que Y. voulait me le faire croire la semaine d’avant ; et je sais pertinemment que M., X. et Y. s’accorderont à trouver que dans mon dernier article le $\varepsilon$ n’a pas été découpé avec toute la virtuosité requise.
L’évaluation des institutions aussi est chose nécessaire. Il est souhaitable, pour juger de l’attribution des crédits, des postes, des subventions, des équipements, d’avoir une idée aussi juste que possible de la qualité de production scientifique des départements de recherche ou des laboratoires. Nous subissons donc des évaluations de toute nature, y compris celles des barbus syndiqués, émissaires obligés du C.N.R.S. Mais où sont les crédits, les postes, les subventions et les équipements ? Nous voulons bien rendre des comptes, payer a posteriori le prix de la liberté et de l’indépendance. Mais où sont la liberté et l’indépendance ?
Sans doute pouvons-nous en rire. Je conserve pieusement un lourd dossier où je serre les évaluations médiocres dont j’ai été l’objet : celles où l’on me dit que je ne conviens pas à tel emploi, où l’on affirme que je ne mérite pas telle promotion, où l’on assure que je n’ai aucun droit à tel équipement. Et encore ne sont-ce là que celles qui m’ont été communiquées : les autres sont pires. Mais sur les jeunes, l’effet dissuasif est très fort : lorsqu’on commence la recherche, on n’a jamais la certitude d’y réussir. Et si l’on n’est pas un chercheur de tout premier niveau, on ne bénéficiera d’aucun appui de la part de la communauté mathématique.
Je me souviens du passage à la télévision de l’un de ces pontes, qui représentent ce que l’élite a de plus arrogant et de plus prétentieux. Interrogé sur un livre qu’il venait d’écrire, et qu’il avait modestement intitulé « L’honneur de l’esprit humain », il déclarait avec simplicité que, chaque année, cinq chercheurs tout au plus faisaient réellement progresser la science.
Stupides et dangereuses idées d’une espèce déclinante ! Nous avons besoin, à tous les niveaux, de davantage de mathématiciens, y compris bien sûr de mathématiciens médiocres. Je regrette même de n’être pas plus médiocre que je ne suis, pour donner davantage de poids à mon propos !
Pendant que nous jaugeons, estimons, soupesons nos étudiants, décourageant ceux qui voudraient nous rejoindre et renvoyant ceux qui l’ont déjà fait, qui enseigne les mathématiques dans les départements de chimie, d’économie, de physique, dans les écoles de commerce, les conservatoires, les instituts ? Pas des universitaires, pas les gens sur-qualifies que nous formons et à qui nous n’avons rien a offrir. Ce sont des chimistes, des économistes, des physiciens, des anciens élèves d’une vague école de commerce ou d’ingénieurs ; ils auront des qualifications bien moindres et des salaires plus élevés.
Dans un siècle où les mathématiques jouent un rôle de plus en plus important, alors que nous jouissons d’une place de tout premier plan sur la scène scientifique internationale, nous avons réussi ce tour de force, que je crois unique dans les annales de l’Histoire, que de disparaître à peu près complètement de la scène sociale. Nous ne représentons plus rien. D’autres que nous prennent les décisions qui nous concernent ; nous les avons laissés faire. On en arrive même à se demander, ici et là dans la presse, s’il ne faut pas revoir l’importance des mathématiques dans l’enseignement. Peut-être est-il temps de se soucier de notre propre survie ? Laissons la conclusion à Baudelaire :
Des quais froids de la Seine aux bords brillants du Gange,
Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir
Dans un trou du plafond, la trompette de l’Ange,
Sinistrement béante, ainsi qu’un tromblon noir.
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