Ma modeste expérience personnelle à Météo-France, aux Universités de Toulouse, d’Oxford, et de Paris-Est Marne-la-Vallée, ainsi qu’à l’INRA, m’incite à penser qu’il ne faut pas opposer science fondamentale et appliquée. Nombre de tensions proviennent du petit nombre de ceux qui ont mené ces deux activités dans leur vie scientifique. Il m’avait fallu, pendant ma thèse, admettre à contre cœur que les mathématiciens sont bien plus fragmentés et segmentés que les mathématiques elles-mêmes. Quelques années supplémentaires dans le monde de la recherche m’ont conduit à poursuivre cette réflexion sur ces humains qui font la science.
Il y a par exemple chez certains mathématiciens, la tentation d’apposer un verni appliqué sans se soucier vraiment des applications réelles, et chez certains scientifiques non mathématiciens, une recherche de respectabilité par la mathématisation sans se soucier de sa pertinence. Ces deux attitudes sont de plus parfaitement compatibles et peuvent constituer le socle de collaborations assez productives surfant sur les modes du moment. Cette sorte de mythe du quantitatif est peut-être le prix à payer pour faire émerger parfois des interactions interdisciplinaires fécondes. Parallèlement, le mathématicien fondamental ordinaire méprise les applications et réduit les mathématiques appliquées à de la technologie ou à de l’ingénierie. Ce mépris du concret est avant tout préjudiciable aux mathématiques. On ne se grandit pas en méprisant autrui, mais plutôt en tentant de faire mieux. Les Donoho, Lax, Meyer, et Tao, petits ou grands, semblent bien rares.
Au delà de l’utilitarisme primaire, se trouve une attitude qui consiste à toujours s’intéresser à des problèmes concrets, et à ne développer de théorie abstraite qu’au travers de cette motivation. C’est par exemple ce que pratiquent si souvent Aldous et Diaconis, parmi d’autres. Cela nécessite une certaine ouverture d’esprit, de la curiosité, et tente d’éviter le développement d’abstract non-sense dans les mathématiques appliquées.
Il faut cependant tenir compte d’aspects sociologiques supplémentaires. Les domaines scientifiques sont si vastes aujourd’hui que les chercheurs sont fortement poussés à l’hyper-spécialisation. Rares sont ceux qui sont à la fois généralistes et spécialistes dans un domaine. Il est moins risqué et plus efficace de mettre en œuvre un nombre limité de techniques bien maîtrisées dans un cadre précis pendant de nombreuses années. Un chercheur agissant de la sorte ne sortira que rarement de son moule doctoral ou post-doctoral. Cela constitue presque la règle aujourd’hui. Cependant, le système actuel est malgré tout assez souple pour tolérer toutes sortes d’écarts au modèle dominant. Cela m’est bien agréable car j’aurais sans doute renoncé à ce métier s’il me condamnait, à cause de mes limites, à une forme de fermeture, à une optimisation coût-bénéfice trop éloignée de ma manière de penser. Je dois dire que rencontrer mes semblables m’a beaucoup apporté.
Au bout du compte, sur le plan humain, c’est le plaisir à exercer son métier qui compte le plus, tandis que sur le plan scientifique, c’est la (relative) qualité de la production qui importe. Mais tout cela n’est-il pas que l’expression de la comédie humaine ? Au delà des activités dérisoires de chacun, la production scientifique globale subit une lente digestion collective, et l’Histoire fait son tri implacable. Combien avez-vous lu d’articles originaux de Kolmogorov ?
La comédie humaine est pleine d’enseignements, bien que celle qui se joue au moment des recrutements ait un rapport assez curieux à l’enseignement. Idéalement, un recrutement devrait étoffer le groupe sur le plan scientifique, le dynamiser, l’ouvrir, tout en évitant les catastrophes pédagogiques. Cet idéal semble assez peu compatible avec le micro-étiquetage des profils de postes pratiqué ici et là. Il faut dire que l’absence d’étiquetage n’est envisageable que si le groupe est raisonnable et ne donne pas dans l’ostracisme. Dans cette comédie où les destins se jouent, recruter meilleur ou différent fait parfois peur. La hiérarchie intra et inter-disciplinaire s’exprime aussi, et les plus puissants ne sont pas toujours les plus ouverts. Malgré tout, certains groupes parviennent à faire preuve de raison et d’audace, et en sont récompensés sur le long terme. J’aime à penser que les choses ne peuvent changer, lentement, que si certains font tout pour qu’elles changent rapidement. Ce paradoxe de l’engagement, qui fait fondre les illusions, encourage pourtant à agir inlassablement.
Note : ce texte est tiré de l’avant-propos de mon mémoire d’habilitation à diriger des recherches (2008).
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