Ci-dessus, une discussion intéressante, sur le Bourbaki de la grande époque, par des anciens. Les visionneurs pressés pourront confortablement passer en vitesse de lecture x 1,5.
Le Bourbaki de la grande époque est à la fois une aventure humaine et une oeuvre scientifique. Devenu un symbole, Bourbaki est traité aujourd’hui comme tel, moqué ou idéalisé, parfois sans être vraiment lu ou bien compris. Bourbaki avait pour ambition de réaliser le rêve de David Hilbert de fondation rigoureuse des mathématiques sur la théorie des ensembles, ce paradis créé par Georg Cantor. Le but n’était pas d’explorer les mathématiques bouillonnantes de l’époque, mais plutôt de clarifier les bases nécessaires à l’épanouissement des mathématiques. Ce but a été atteint d’une certaine manière, mais l’apparition de la théorie des catégories, assez tardive, a changé la donne, provoqué des remous, relativisé les absolus.
La fièvre structuraliste en mathématiques a précédé puis a été contemporaine de celle vécue par les sciences humaines et sociales. Les mathématiques, tout comme les langues, sont de grands organismes complexes et dynamiques, subissant à la fois des mutations et des sélections. Chaque notion ou simplification nouvelle apporte à la fois sa puissance et sa complexion, et il est bien difficile de prédire quel sera sur elle l’effet du temps et de l’usage. L’abstract nonsense d’hier n’est pas forcément celui d’aujourd’hui, et réciproquement. On peut déjà s’en rendre compte sur une partie de l’oeuvre d’Alexandre Grothendieck, et nul ne sait ce qu’il en sera pour celle de Peter Scholze. Des générations futures auront peut-être l’audace et l’énergie clarificatrice et refondatrice des bourbakistes de la grande époque. Comment cela s’articulera avec l’essor de l’automatisation des mathématiques ? Il ne serait pas surprenant d’y voir surgir de l’inattendu. Pour le moment, les théories des types et des catégories sont distinctes.
Au fil du temps, le projet pédagogique de Bourbaki a surdéveloppé la mathologie en tournant le dos à la mathophysique, pour reprendre une terminologie de Paul Halmos, malgré les centres d’intérêts éclectiques de certains de ses membres comme Laurent Schwartz ou Pierre Cartier. Bourbaki a aussi manqué de flair, en tenant à l’écart par exemple l’axiomatisation des probabilités de Kolmogorov. D’autre part, les oeuvres du type Bourbaki ne sont pas indispensables à la créativité mathématique, ce qui explique l’indifférence d’une bonne partie des mathématiciens, d’hier et d’aujourd’hui. En France, Bourbaki est souvent associé, de manière caricaturale, aux mathématiques dites modernes, abstraites, introduites dans les programmes des écoles dans les années 70. Il est vrai que Jean Dieudonné, important membre de Bourbaki, a influencé la commission Lichnerowicz, et a véhiculé une idéologie, raillée par Vladimir Arnold.
« En passant, et puisqu’il est à la mode à présent de décrier Bourbaki, je note mon émerveillement lorsque j’ai lu les admirables premiers volumes de la Topologie Générale… » Paul-André Meyer, cité par Yves Meyer dans Jean Leray et la recherche de la vérité (2004).
L’oeuvre de Bourbaki de la grande époque, comme toute oeuvre humaine, est forcément datée et imparfaite, mais reste intéressante, pour la science et pour l’histoire. Bourbaki continue d’exister à sa façon encore aujourd’hui, il n’écrit plus de traité sur les fondements des mathématiques, mais édite un séminaire sur les développements des mathématiques contemporaines, et accomplit par cela une oeuvre utile. La soif d’absolu de Bourbaki s’est émoussée avec l’âge, mais son goût marqué pour la clarification, la synthèse, et la diffusion au bénéfice de tous est intact.
L’aventure humaine du Bourbaki de la grande époque est évidemment passionnée. Une gigantesque peinture collective, réalisée parfois dans la controverse et le tumulte, dans une énergie du recommencement, une soif de perfection esthétisante, une quête enthousiaste et grisante d’éternité. Tous ceux qui ont écrit des notes de cours ambitieuses et exigeantes savent qu’écrire est avant tout utile à celui qui écrit. Cela était aussi vrai pour Bourbaki, mais il faut imaginer un cours écrit et réécrit à plusieurs, avec tout ce que l’humanité porte de passions, de caractères, d’influences, de goûts, et d’appréciations. Pour ma part, j’ai vécu une expérience collective en partie semblable, à petite échelle, assez jeune, et j’en garde de beaux souvenirs !
En complément, ci-dessous, deux interviews qui abordent entre autres questions Bourbaki. Dans la première, on observe au passage que Pierre Cartier semble plus libre qu’en présence de l’intimidant Jean-Pierre Serre. Dans la seconde, on découvre Henri Cartan et son épouse, et c’est intéressant à plus d’un titre. Les humains qui font la science sont avant tout des humains.
Le prestige et le silence autour de Jean Leray, qu’Alexandre Grothendieck tient en si grande estime dans Récoltes et semailles, peut intriguer. Il s’avère que Jean Leray (1906 – 1998), soutenu par ailleurs par Gaston Julia (1893 – 1978) et Henri Lebesgue (1875 – 1941), s’est opposé dès le début au groupe Bourbaki et notamment à André Weil (1906 – 1998), avec qui il était en concurrence. Leray contestait le discours bourbachique du renouveau indispensable, la valorisagion exclusive des mathématiques tournant le dos au réel, et semblait avoir une hauteur de vue scientifique et une liberté de pensée exceptionnelles. Il faut aussi souligner que cette génération a été profondément marquée par les deux guerres mondiales. Au-delà de l’inimitié personnelle, Weil était pacifiste aristocratique tandis que Leray était patriote proche du peuple, Weil pensait que les mathématiques étaient un art et avait du mépris pour les sciences, tandis que Leray pensait les mathématiques dans les sciences au sens large. Trois lectures :
- Yves Meyer
Jean Leray et la recherche de la vérité
Séminaires & Congrès n°9 (2004) 1–12 - Pierre Cartier
André Weil (1906-1998) : adieu à un ami
Séminaire de Philosophie et Mathématiques (1998) 1–24 - Gatien Ricotier
Jean Leray et Bourbaki : exemple d’une lutte de pouvoir sur fond d’avancement de carrière à la fin des années 1930
La Gazette des Mathématiciens n°167 (Janvier 2021) 23–38
Bouquet de citations éclairantes.
« Bourbaki a commencé parce que de jeunes Maîtres de Conférences, nommés à l’Université de Strasbourg et ayant réfléchi sur leurs recherches et leurs travaux, n’arrivaient plus à enseigner … ils considéraient qu’ils n’arrivaient pas à enseigner d’une manière cohérente ce qu’ils savaient et c’est comme cela que l’entreprise Bourbaki a commencé. Il s’est passé un peu la même chose ensuite au niveau secondaire, pas du tout sous l’influence de Bourbaki, mais le fait que les mathématiques réfléchissent constamment sur elles-mêmes, a modifié l’enseignement universitaire. Bourbaki étant l’un des avatars de cette histoire, … nous constations que nos étudiants passés par la licence de mathématiques vers les années 50-55, ne pouvaient plus enseigner de la même façon que leurs ancêtres; d’autre part l’enseignement secondaire en France et un peu partout dans le monde (en France, à cause de la rigidité des programmes) était resté pratiquement identique à lui-même, au moins dans son esprit, avec seulement de petits dépoussiérages, depuis 1902. Cela nous a amenés à réfléchir; et avec le concours de l’Association des Professeurs de Mathématiques qui était très active, à organiser des séances de réflexion de travail, tout à fait libres; ça a duré en gros de 55 à 65. Pendant dix ans, l’Association de Professeurs de Mathématiques a proposé des activités à Paris et aussi en province sur l’enseignement au niveau du secondaire. »
André Lichnerowicz, in Entretiens avec des mathématiciens, de Jacques Nimier (1989).
« Mais pour en revenir aux aspects affectifs en mathématiques, je crois que ce qui compte, c’est la réaction quasi-affective du mathématicien vis-à-vis de certaines théories. Il y a des théories mathématiques dans lesquelles je n’ai jamais pu entrer parce que j’ai eu quelque chose comme une espèce de répulsion au départ et je n’ai jamais pu la surmonter par la suite, je pense par exemple à la théorie des groupes de Lie; l’essentiel de l’analyse fonctionnelle aussi, c’est une branche des mathématiques qui me répugne profondément. Qu’est-ce que je pourrais encore vous citer comme théories ? L’algèbre, très très abstraite, type algèbre non-commutative, ça non plus ça ne me dit pas grand chose. […] c’est presque un mécanisme quasi sociologique; […] Bourbaki, à l’époque, ne parlait que de ça, dans les années 1955 et tous les gens étaient très excités au fond, moi, j’ai toujours eu un peu cet espèce de sentiment que, quand une théorie est trop adulée, je préfère ne pas m’en occuper; c’est comme quand une femme est trop belle, elle a trop de soupirants, eh ! bien, en général, ça m’apparait comme un obstacle insurmontable. Il y a des théories qui ont été trop courtisées et quand une théorie était trop courtisée, je m’en écartais … Pourquoi ? Ah ! je ne sais pas; peut-être parce que justement j’avais le sentiment de n’être pas à la hauteur de la compétition, d’une part, et puis peut-être aussi le sentiment qu’on pouvait faire aussi bien ailleurs dans des zones qui étaient moins connues. … il y a des théories propres et des théories sales, et moi j’ai toujours plus de sympathie pour une théorie sale. Les théories propres sont les théories où les choses se présentent bien, où les concepts sont clairement définis, les problèmes plus ou moins bien définis également. Tandis que les théories sales sont les théories où on ne sait pas très bien où l’on va, on ne sait pas comment organiser les choses et où sont les principales directions etc. De ce point de vue là, en effet, je n’ai jamais été Bourbakiste, parce que Bourbaki aime les choses propres; moi, je pense qu’il faut se salir les mains et même davantage parfois en mathématiques. »
René Thom, in Entretiens avec des mathématiciens, de Jacques Nimier (1989).
« Un certain nombre de mathématiciens ont créé Bourbaki pour essayer d’introduire des structures dans les mathématiques et on m’avait demandé d’y participer: j’avais la mission d’essayer de trouver des structures pour la théorie des nombres; mais cela ne marchait pas, il n’y a pas de structures là-dedans et finalement Bourbaki a renoncé à faire quelque chose en théorie des nombres. Maintenant, je commence à peu près à savoir pourquoi: je pense que les mathématiques dans leur ensemble procèdent de deux sources et la première source évidemment à laquelle tout le monde pense, c’est l’expérience, et la physique ou la chimie … Ces domaines posent certains problèmes qui font progresser les mathématiques, mais il y en a une autre qui me semble tout aussi importante c’est la théorie des nombres. Les problèmes posés par les nombres entiers nécessitent de tels travaux et de telles réflexions que finalement c’est de là que sortent à peu près la moitié des théories mathématiques. Je ne donnerai qu’un exemple, enfin l’exemple le plus connu: c’est la théorie des groupes. C’est pour résoudre certaines équations que Galois et Abel avaient créé la théorie des groupes. Mais il y en a d’autres auxquels on pense moins: les espaces vectoriels. Tout le monde parle des espaces vectoriels et tout le monde croit que c’est dû à la mécanique, ce n’est pas vrai, les espaces vectoriels proviennent de l’étude algébrique de l’extension des corps. Pourquoi me suis-je intéressé plutôt à ce type de mathématiques abstraites, plutôt qu’à l’autre type de mathématiques ? Mais j’aime aussi énormément les mathématiques appliquées; par exemple, j’ai toujours aimé faire des calculs et vérifier ensuite expérimentalement pour voir si cela colle bien et si cela donne des résultats. Je me suis construit des petits appareils et même, à un moment donné, je me suis demandé si je n’étais pas plutôt fait pour être physicien, […] je continue à enseigner les mathématiques en physique parce que l’utilisation des mathématiques dans la physique m’intéresse. »
Charles Pisot, in Entretiens avec des mathématiciens, de Jacques Nimier (1989).
« Je suis un pur produit du système français, passé par les classes préparatoires. J’ai fait des maths car j’étais bon en maths, et je suis rentré à l’École normale en 1963. C’est seulement un peu plus tard que je me suis aperçu que j’aimais les maths. À ce moment-là, à l’École normale, c’était l’époque des bourbakistes. Le grand chic était alors de faire des maths pures. Je me souviens notamment qu’il y avait un cours de topologie algébrique proposé par Henri Cartan. Normalement, si vous avez un cours de topologie algébrique à faire, vous commencez par exemple à déformer une sphère… et Cartan a fait un cours complet sur le lemme des cinq, c’est une sombre histoire de flèches. On ne comprenait rien du tout… je ne suis pas allé au second cours. Je me suis dit que je n’étais pas fait pour les maths pures et je me suis tourné vers les maths appliquées. Les maths appliquées, à l’époque, c’était surtout Jacques-Louis Lions. Le caïman de l’époque m’a dissuadé de travailler avec Lions, et j’ai été assez bête pour le croire. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Robert Pallu de la Barrière avec qui j’ai fait du contrôle optimal, à l’Inria. »
Ivar Ekeland, Interviewé par Anne-Laure Fougères et Ivan Gentil, Gazette SMF 175 (2023).
« […] Le Bourbakisme repose tout entier sur la première attitude : les mathématiques sont une vérité révélée et c’était la tâche de ses Grands Prêtres – les membres du Groupe Bourbaki – que de la mettre en forme avant de la livrer aux profanes. […]
Le budget d’un pays n’est ni infini, ni inépuisable, et requiert nécessairement des arbitrages de toute nature. Mais, comme nous le verrons, en mathématiques il n’y a pas d’arbitrage parce qu’il n’y a pas de compréhension des besoins, les chercheurs étant incapables de justifier leurs programmes par autre chose que le péremptoire “ça m’intéresse”, décoré de quelques festons et dissimulé derrière la phrase traditionnelle “c’est l’honneur de l’esprit humain”, dont le Groupe Bourbaki est l’auteur. »
Bernard Beauzamy, in Mythes et méfaits du Bourbakisme, scmsa.com (2000).
Chronologie des personnes mentionnées.
1845 – 1918 | Georg Cantor |
1862 – 1963 | David Hilbert |
1875 – 1941 | Henri Lebesgue |
1893 – 1978 | Gaston Julia |
1903 – 1987 | Andreï Kolmogorov |
1904 – 2008 | Henri Cartan |
1906 – 1998 | Jean Leray |
1906 – 1998 | André Weil |
1906 – 1992 | Jean Dieudonné |
1910 – 1984 | Charles Pisot |
1915 – 1998 | André Lichnerowicz |
1915 – 2002 | Laurent Schwartz |
1916 – 2006 | Paul Halmos |
1923 – 2022 | René Thom |
1924 – | Jacques Dixmier |
1926 – | Jean-Pierre Serre |
1928 – 2014 | Alexandre Grothendieck |
1932 – | Pierre Cartier |
1934 – 2003 | Paul-André Meyer |
1937 – 2010 | Vladimir Arnold |
1939 – | Yves Meyer |
1947 – | Alain Connes |
1949 – | Bernard Beauzamy |
1987 – | Peter Scholze |
Postscriptum. Le jeune étudiant que j’ai été a bénéficié des cours de topologie simples et dépouillés d’un disciple de Jacques Dixmier, et des cours d’intégration et de distributions d’une exceptionnelle qualité d’un ancien élève de Jean Leray, un certain Claude Wagschal, que j’ai retrouvé des années plus tard, par hasard, dans un train, et qui m’a alors parlé de Jean Leray, que j’ignorais. J’ai ensuite lu que ni André Weil ni Jean Leray ne brillaient par leur enseignement.
Leave a Comment